Description
Au milieu des années 90, les charts afro-américains sont envahis par le R&B sirupeux de
chanteuses formatées par les producteurs du moment et par un hip-hop qui à force de folklore gangsta et de projets mainstream perd de son message et de sa créativité. Pourtant un souffle nouveau arrive comme par surprise, grâce à l’émergence d’une nouvelle esthétique baptisée par les journalistes : nu-soul ou néo soul. Avec des textes plus engagés, et des sonorités plus acoustiques, le mouvement prend son inspiration autant des grands noms de la soul des 70’s que d’un ancrage plus urbain, reflet de sa génération. Si c’est incontestablement le talentueux auteur, compositeur et multi instrumentiste D’Angelo qui, dès 1995, en devient son fer de lance avec l’album Brown Sugar, d’autres vont lui emboîter le pas avec beaucoup de succès à l’instar de Maxwell.
Mais c’est sans aucun doute Erykah Badu, véritable alter ego féminine de D’Angelo qui va le mieux représenter cette esthétique.
En effet, Erica Wright de son vrai nom a commencé dans le milieu hip-hop de sa ville natale, Dallas, au début des années 90 en faisant notamment les premières parties d’Arrested Development et de Mobb Deep avec son cousin Robert Bradford. En conscientisant son approche artistique et en se rapprochant de la culture africaine de ses lointains ancêtres, elle décide de changer de nom d’artiste pour devenir Erykah Badu. C’est la rencontre en 1995 avec Kedar Massenburg, alors manager du fameux D’Angelo, qui va tout changer ! En la signant en solo sur son label Kedar Entertainment, il fait preuve d’un flair imparable puisque le premier opus Baduism sorti début 1997 est un véritable succès. Boosté par les tubes “On & On” et “Next Lifetime”, sa soul empreinte de spiritualité afro-centriste et d’une touche de jazz (le célèbre contrebassiste Ron Carter jouera d’ailleurs sur cet album) permet au disque de se vendre à deux millions d’exemplaires. Sa popularité trouvera même une continuité quelques mois plus tard sous la forme d’un album enregistré en public, sobrement intitulé Live.
Érigée en grand prêtresse de la nu-soul, certains médias la comparent déjà à Billie Holiday ou Ella Fitzgerald !
Autant dire que l’attente est longue (trois ans) pour découvrir le deuxième LP de la princesse Badu ! Une expectative largement récompensée car Mama’s Gun passe haut la main le fameux cap du second album.
Pour cet opus enregistré dans un contexte particulier de rupture amoureuse (elle venait de se séparer d’André 3000 d’Outkast, le père de son fils Seven), Erykah a su s’inspirer tant de son vécu personnel que de faits de société qui pouvaient la marquer à l’époque. En proposant des thèmes moins abstraits et plus ancrés dans la réalité, elle offre également des ambiances plus éclectiques qui, dans la continuité de Baduizm, font la démonstration qu’il n’est pas question que l’on enferme la créativité de cette artiste sous une étiquette prédéfinie.
En ce qui concerne la musicalité et la production, elle s’entoure de ce qui se fait de mieux à l’époque, à savoir le collectif Soulquarian (dont elle fait d’ailleurs partie) et donc Questlove, J Dilla ou encore James Poyser. Si on rajoute le fait que son ami Common traînait régulièrement dans le studio du Electric Ladyland (le mythique studio de Jimi Hendrix !), enregistrant lui même en parallèle son Like Water for Chocolate et que D’Angelo faisait de même pour son deuxième chef d’œuvre, Voodoo, on comprend aisément l’énergie dégagée par Mama’s gun et la réussite qu’il connaîtra !
Derrière les manettes, et au mix final, se trouve Russell Elevado qui, en utilisant du matériel analogique, donne un son chaleureux et bien particulier à l’album.
Si on rajoute à ça quelques featurings de choix comme la star de la soul des 70’s, Betty Wright, ou Stephen Marley dans un registre plus reggae, (sur le titre “In love with you”), on imagine aisément que l’on avait de quoi s’attendre au meilleur.
Et en effet, du début à la fin, Mama’s gun est une vraie réussite : chaque titre a sa place et donne une impression d’unité malgré des registres différents.
“Penitentiary Philosophy” en introduction par exemple, avec la guitare incisive de Jef Lee Johnson, le sample de Stevie Wonder (“Ordinary Pain”) et le chant plus agressif qu’à son habitude de Miss Badu, montre sur un texte engagé qu’elle est bien de retour mais pas forcément là où on l’attendait ! Le morceau tranche d’ailleurs avec le plus spirituel “Didn’t cha know” qui avec ses choeurs, ses percussions, et sa ligne de basse répétitive (samplée en fait sur le titre “Dreamflower” du groupe jazz-funk Tarika Blue) vous hypnotise immédiatement. Il deviendra d’ailleurs le 2ème single de l’album et sera agrémenté d’un clip étrange tourné dans le désert. Parmi les titres importants on retrouve également “Bag Lady” : choisi à l’origine comme teaser et single de l’album, il prendra la première des charts R&B et sera nominé aux Grammy Awards en 2001 dans deux catégories. Elle y parle de ces femmes qui transportent leurs bagages émotionnels entre chaque histoire d’amour. Car l’amour, et plus particulièrement les ruptures amoureses, est un thème cher à Erykah. Dans “Tyrone” mais encore plus dans “Green eyes”, pièce maîtresse de cet album, elle évoque en trois actes, les différentes étapes émotionnelles par laquelle passe une femme lorsqu’elle se sépare de l’être aimé. Le morceau accompagné de la trompette de Roy Hargrove explore différentes atmosphères qui reflètent l’humeur de la chanteuse. De nombreux critiques ont fait un rapprochement avec sa propre histoire et sa douloureuse rupture d’André Benjamin.
Enfin, elle aborde parfois des sujets plus engagés comme sur “A.D 2000”, une chanson qui revient sur l’histoire d’Amadou Diallo, immigré guinéen tué par la police de New York en 1999. En dénonçant la violence policière de ce fait divers, elle fait écho aux nombreuses bavures et à l’inégalité de traitement du pouvoir envers les afro-américains.
A l’aube du nouveau millénaire, Erykah est au sommet de son art et entrera définitivement dans le classement très convoité des icônes soul respectées et pouvant s’approprier toutes les extravagances musicales. Mama’s Gun reste surement son album le plus unanime en terme de réussite. D’ailleurs, il a permis au label Motown qui l’a édité à sa sortie de démontrer qu’il pouvait encore valoriser des artistes incontournables au 21ème siècle !
Discographie
1997 : Baduizm
1997 : Live
2000 : Mama’s gun
2003 : Worldwide underground
2007 : New Amerykah : part one
2010 : New Amerykah : part two
2015 : But you can’t use my phone
L’anecdote :
Largement médiatisée à l’époque, la rupture entre André 3000 et Erykah n’a pas inspiré que cette dernière dans ses chansons. La même année, “Ms. Jackson” qui est l’un des plus grands tubes du groupe Outkast, y fait aussi référence par l’intermédiaire de la mère d’Erykah qu’il avait nommé pour l’occasion “Madame Jackson”. Dans ce morceau, André s’excuse d’avoir fait souffrir sa fille. Il abordera également le sujet trois ans plus tard dans “A life in a the day of Benjamin André”.
Les deux ex sont malgré tout restés en très bon terme. Comme quoi, les histoires d’amour ne finissent pas toujours mal !
Arnaud Brailly