Description
Kind of Blue … c’était à peu près mon humeur au moment où j’ai entamé l’écriture de cette chronique sur le monument Miles Davis.
C’était en 2016, quelques heures après l’annonce du décès de Prince. C’est bizarre d’écrire sur ces morts, qu’on a l’impression de si bien connaître, et de beaucoup aimer…
Miles et Prince se vouaient un respect mutuel compréhensible.
Davis disait de Prince au piano qu’il était le Duke Ellington des 80’s.
Et Prince avait envoyé à Miles une démo de « Can I play with you? », sur laquelle ce dernier posa quelques notes de trompette bien senties.
Parce que Miles Davis c’est ça : juste quelques notes de trompette bien senties. Toujours moins de notes, plus d’air, loin les fleuves de gammes au tempo très rapide de l’époque Bebop. « La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence », dixit Miles. Aisé à comprendre, poétique, pas facile à faire. Le “Sorcier“ disait lui-même qu’il fallait une vie pour apprendre à jouer comme on est vraiment.
Quand il enregistre Kind of Blue en 1959, à New York, Miles est déjà une star. Comme Louis Armstrong, il est de cette espèce rare des musiciens noirs à s’être fait accepter par l’Amérique blanche. Mais à la différence de son aîné, Davis prend fait et cause pour la communauté noire. Et il consomme beaucoup de drogues. Et il est beau gosse ! Il a même remporté le trophée de l’homme le mieux habillé de l’année du mensuel GQ dans les 60’s. En France, c’est la BO du film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud qui le fait connaître en 1957.
Kind of Blue réunit quelques-uns des plus grands jazzmen du 20e siècle. Considéré par de nombreux critiques comme le chef-d’œuvre de Miles Davis, il est aussi l’un des plus grands albums de tous les temps car il a littéralement révolutionné le Jazz. Dans son exploration de la modalité, celui qu’on appelle le « sorcier » n’y est pas pour rien. Un peu de théorie pour comprendre : le Jazz modal est un courant inspiré des musiques orientales (indiennes par exemple) qui utilise les « modes » (une gamme pour chaque accord du morceau), par opposition à la musique tonale (une gamme par tonalité, donc en général pour tout un morceau), plus occidentale. Le Jazz modal se caractérise aussi par un certain minimalisme harmonique : seulement deux ou trois, voire quatre accords sur un morceau. « So What » (1er titre de l’album et expression favorite de Miles) en est le parfait exemple avec ses deux accords qui tournent en boucle pendant 9 minutes. Il offre à celui qui va improviser une grande liberté d’expression et permet un jeu « out » si particulier. Jouer « out » c’est jouer faux à dessein pour provoquer des émotions particulières chez l’auditeur.ice : de la tension (qu’on s’attachera à résoudre quelques mesures plus tard, de façon orgasmique), des couleurs inattendues, comme dans une peinture (Miles est aussi surnommé le “Picasso du Jazz“) ou des voyages mentaux proches des périples en psychotropes.
Si vous vous intéressez à ce personnage mythique du 20e siècle, sémillant, au caractère ombrageux, son autobiographie est un must-read. On peut y lire : « Quand on travaille de façon modale, le défi, c’est de voir quelle inventivité on peut avoir alors sur le plan mélodique. Ce n’est pas comme quand on s’appuie sur des accords, quand on sait, au bout de trente-deux mesures, que les accords sont terminés, qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’à se répéter avec des variantes. Je m’écartais de ce système, j’allais vers des approches plus mélodiques et l’approche modale me semblait plus riche de possibilités ».
Et Miles de conclure, avec la plus belle leçon de musique qui soit : « Pourquoi jouer beaucoup de notes quand il suffit de jouer les plus belles ? »
Jean-Yves Bernard
L’ANECDOTE
Tous les musiciens qui officient sur Kind of Blue sont devenus des légendes : John Coltrane (découvert par Miles) et “Cannonball“ Aderley au sax (oui les 2 !), au piano Wynton Kelly, considéré par certains solistes comme le plus subtil accompagnateur du monde. Et le blanc bec Bill Evans… au sujet duquel Miles répondait aux racistes : « Je me fiche que Bill Evans soit blanc, noir, jaune ou vert à pois bleus. C’est le meilleur. »