Description
Il n’est pas donné à tout le monde d’être un des groupes les plus influents et moteurs des années 90. Et par la même occasion d’être l’initiateur d’une esthétique musicale nouvelle : le trip hop. C’est pourtant clairement ce qu’a été Massive Attack il y’a plus de 25 ans !
Quand Blue Lines arrive dans les bacs en 1991 en pleine Guerre du Golfe ce petit groupe de Bristol, contraint de changer temporairement de nom pour se séparer du mot “Attack”, n’a pas conscience qu’il est en train de donner naissance à une petite bombe ! Un de ces opus qui entrent dans l’histoire sans crier gare, et deviennent une référence à suivre, tant ils brouillent les références établies jusqu’alors. La soul atmosphérique qui en émanait, tantôt émotionnelle, tantôt froide, bercée par des rythmes mid-tempo aux ambiances dub ou hip hop, semblait à la fois proche et singulière. C’est surement là tout le génie de ceux qui ne suivent pas les modes mais les créent.
Loin d’être un acte isolé, le trio (si l’on excepte Tricky, partie prenante des deux premiers LP mais n’ayant jamais reconnu officiellement faire partie de Massive Attack) composé de Robert Del Naja aka 3D, Grant Marshall aka Daddy G et Andrew Wolves “Mushroom” réédite ce coup de maître trois ans plus tard et passe avec brio le délicat passage du deuxième album. Protection est produit par Nellee Hooper, pilier de la Wild Bunch, un collectif bristolien auquel le groupe appartient.
C’est donc installé dans une confortable reconnaissance critique que le groupe aurait pu décider de copier sa formule gagnante à l’infini. Mais l’histoire en a décidé autrement et nous rappelle surtout que derrière chaque projet artistique se cachent avant tout des êtres humains aux sentiments complexes.
En effet, si quatre années séparent les sorties de Protection et de Mezzanine, ce n’est pas un hasard.
Alors que des divergences à la fois personnelles et créatives semblaient peser de plus en plus sur la vie du groupe, on imagine facilement toute la difficulté rencontrée par les protagonistes pour créer un nouvel opus commun. Même si Mushroom et Daddy G réfléchissaient concrètement à construire ce nouvel LP dans une forme de continuité, 3D avait en ce qui le concerne une vision diamétralement opposée, s’obstinant à partir dans de nouvelles directions.
Il aura fallu toute la détermination du producteur Neil Davidge, quasiment le 4ème homme des Massive, pour accoucher dans la douleur de ce chef d’œuvre qu’est Mezzanine !
Et pour cause, Davidge n’a pas simplement produit l’album, il a surtout permis de maintenir un lien de plus en plus distendu entre les trois membres fondateurs, passant souvent de longues journées d’enregistrement sans même se croiser. Ce trait d’union nécessaire pour garder le cap sur la longueur, affiner chaque piste à la manière d’un orfèvre et donner une cohérence à l’ensemble, a de toute évidence été un élément déterminant dans la réussite du projet final.
Finalement, un premier single voit le jour en 1997 alors que l’album n’est pas encore finalisé. C’est le mi atmosphérique mi distordu « Risingson » qui annonce la couleur, véritable point de convergence entre Protection (façon Karmacoma) et ce nouvel opus. Les instruments live comme la guitare ou la batterie font prendre conscience que le groupe a changé, bien que le chant murmuré et lancinant assuré par les trois bristoliens rappelle le style déjà initié précédemment sur « Safe from Harn » ou « Blue Lines ».
Après cet amuse-bouche prometteur, Mezzanine voit finalement le jour le 20 avril 1998, disponible à sa sortie en téléchargement intégral, une particularité relativement novatrice à l’époque.
A la première écoute, on remarque d’abord qu’une fois de plus ce LP fait la part belle aux voix féminines, comme c’était le cas par le passé grâce aux collaborations avec Shara Nelson ou Tracey Horn. Mais cette fois-ci, c’est une tonalité plus pop (quoi que) qui est mise en relief sur les titres enregistrés par Elizabeth Frazer, ex chanteuse de Cocteau Twins. Si les intentions presque lyriques du morceau « Group 4 » donnent une impression de mimétisme avec le groupe susnommé, l’envoûtement du merveilleux « Teardrops », deuxième single de l’album, nous emmène dans des directions nouvelles. Peut-être est-ce parce que la douceur de la voix de Liz et l’ambiance générale du morceau tranchent avec le secret de fabrication du titre, notamment en raison de tension générée entre Mush et Dee après une dispute violente ! Il a fallu d’ailleurs, là encore, tout le savoir-faire de Neil, pour faire ressortir malgré tout la lumière qui pointait encore au bout du tunnel ! Le jeu en a valu la chandelle puisqu’en plus d’être le plus gros succès Outre-Manche du groupe, le morceau a également été repris par la série américaine et mondialement connue, Dr. House ! Autant dire une porte grande ouverte pour toucher le public américain !
C’est pourtant sur le très hypnotique « Black Milk », morceau langoureux d’une sensualité auditive rare, que l’organe vocal de miss Fraser prend toute son amplitude. La présence de Sara Jay “Dissolved Girl” semble faire presque le contrepied de ces nouvelles directions tant l’esprit du Massive Attack des débuts refait surface sur ce titre. Il s’agit en réalité d’une demande de Marc Picken, manager du groupe qui avait peut-être peur de trop décontenancer les fans de la première heure.
Fidèle parmi les fidèles, déjà présent sur Blue Lines et Protection, le jamaïcain Horace Andy pose sa voix incantatoire sur le refrain de « Angel » et nous entraîne dans une expérience chamanique à la fois hypnotique et angoissante.
Mais le véritable tournant que prend cet album vient de son approche musicale et la présence systématique de musiciens pour accompagner les productions en studio : Andy Gangadeen à la batterie, Winston Blisset à la basse, Michael Timothy aux claviers et surtout Angelo Bruschini à la guitare. Cette dernière a une place omniprésente dans les compositions de Mezzanine, qu’elle soit distordue et abrasive, ou plus mélancolique et répétitive. C’est indéniablement un des éléments qui a permis aux compositions de s’ouvrir vers de nouvelles voies et d’élargir son auditorat vers des tendances plus rock. Loin d’être une posture opportuniste pour attirer un public mainstream, c’est un choix artistique assumé et impulsé par 3D et Neil Davidge.
Si le côté live ressort donc particulièrement, quelques samples ont été utilisés ici ou là. Mais là encore le spectre musical a été amplement élargi. Mis-à-part le sample du titre « Our day will come » d’Isaac Hayes sur « (Exchange) », une influence majeur dans le trip hop en général, « Risingson » va puiser dans le « I found a reason » de The Velvet Underground pendant que la reprise surprenante de John Holt « Man next door » intègre en plein milieu un extrait du « 10:15 Saturday Night » de The Cure.
C’est donc avec une certaine noirceur et une ambiance qualifiée par certains critiques de post punk que Mezzanine va se révéler être l’un des plus grands albums de la fin du siècle dernier et le firmament de la réussite artistique et publique du groupe.
En revanche, malgré la tournée triomphale qui a suivi et une volonté fugace d’échafauder un projet de 4ème album, les tensions étouffées provisoirement ont très vite refait surface au point de faire splitter le groupe, sans grande surprise. Mushroom, resté proche de la black music et de l’esprit originel du Wild Bunch, jette l’éponge en 1999, incapable de suivre la nouvelle évolution désormais incontournable du groupe. Quant à Daddy G, il annoncera deux ans plus tard vouloir se consacrer à sa vie personnelle et familiale. Finalement 3D portera la création de « 100th Window » avec l’aide de Neil Davidge pour le sortir en 2003. mais proposera un résultat décevant, bien loin du génie de l’œuvre précédente.
Finalement, dans la musique comme dans la vie, deux êtres vous manquent et tout est dépeuplé !
L’ANECDOTE :
Mezzanine a fêté en avril 2018 ses 20 ans, entrant une fois plus dans l’histoire puisqu’il est devenu le premier album encodé dans des molécules d’ADN ! Si des expérimentations avaient déjà eu lieu avec les morceaux « Smoke on the water » de Deep Purple et « Tutu » de Miles Davis, c’est la première fois qu’un album entier a été stocké sous cette forme. L’objectif est simple : conserver les données dans une biomémoire ( les chercheurs ont réussi à traduire les données biologiques de l’ADN en données numériques) pendant des millénaires, en utilisant très peu d’espace alors que les capacités de conservation de nos ordinateurs ou supports physiques sont, on le sait, bien plus limitées dans le temps. “Toujours une longueur d’avance”, telle pourrait être la devise de Massive Attack !
Discographie
1991 : Blue Lines
1994 : Protection
1998 : Mezzanine
2003 : 100th Window
2004 : B.O.F “Danny The Dog”
2010 : Heligoland
Arnaud Brailly